L’apogée du rêve : le style « pittoresque »

Quels étaient les thèmes les plus porteurs pour faire rêver dans la deuxième moitié du 19ème siècle ?

Le remarquable succès de la Ville d’Hiver, dans un site assez éloigné de la plage donc peu favorable, nous indique qu’il faut analyser ce qu’on fait les frères Pereire, ces véritables experts en marketing, et comment ont réagi leurs contemporains.

Les visiteurs parlent « d’enchantement », le Journal d’Arcachon qualifie Paul Régnauld, le concepteur du casino mauresque et de la Ville d’Hiver, de « grand enchanteur ». Que vient donc faire l’enchanteur Merlin ou ses confrères magiciens en Ville d’Hiver ? Y sommes-nous dans l’univers des contes de fées, celui des mille et une nuits, des vieilles légendes ?

La réponse est oui. L’architecture de la plupart des belles villas d’Arcachon construites avant la première guerre mondiale appartient au mouvement pittoresque, c’est à dire : « susceptible de fournir un sujet de tableau, de charmer les yeux et l’esprit ». Voila qui décrit parfaitement cette architecture apparue au 18ème siècle et qui s’est épanouie au 19ème.

Pour la comprendre, il faut regarder l’ensemble constitué par la villa au milieu du jardin comme une mise en scène, un merveilleux décor de théâtre conçu pour surprendre, enchanter, faire rêver.

Depuis très longtemps, quand on veut faire rêver, on sait que le meilleur moyen est de reprendre les thèmes anciens des contes et des légendes car ces thèmes, qui ont fait rêver un grand nombre de générations, ont été longuement éprouvés.

Les ethnologues nous disent, par exemple, que le mythe de Faust, celui du surhomme qui a obtenu des pouvoirs surnaturels, aurait au moins quatre mille ans, soit déjà 150 générations. Le personnage de Faust, avec des adaptations éventuelles, ne risque donc pas de nous laisser indifférents.

Mais remettons-nous dans le contexte de 19ème siècle :

La France est une république depuis peu de générations, la noblesse est encore puissante et son prestige est important. L’image du château peut faire naître chez certains des sentiments de crainte, d’envie, des rêves.

La science est en plein essor mais la société française est encore marquée par les superstitions, les croyances peu étayées sont nombreuses. Les Français croient dur comme fer à l’existence du diable et à celle de l’enfer, leur évocation, même dans un opéra ou un nom de villa en lettres de feu, est susceptible de faire réagir les personnes sensibles.

Par ailleurs les voyages à l’étranger ou dans les colonies se développent ; les expositions universelles, les comptes-rendus de voyage réels ou imaginaires font connaître des cultures très différentes donc susceptibles de déclencher des fantasmes, des rêves.

Deux villas, Faust et Teresa, très différentes à première vue, et dont l’état actuel date des années 1880, vont principalement nous illustrer les sources du rêve à cette époque :

Faust

Teresa

Quels sont les principaux thèmes qui pouvaient faire rêver la clientèle fortunée que les frères Pereire voulaient attirer ? il y en avait trois et le premier est :

1-Le romantisme

Ce mouvement qui, à partir de l’Allemagne, va toucher toute l’Europe au 19ème siècle est le fruit des idées des philosophes du 18ème siècle et de celles de la révolution française. Il se traduit par :

  • Le rejet du classicisme et l’éclectisme : un vent de modernisme va bousculer les règles traditionnelles des arts. Il se traduit par un rejet du classicisme et de ses règles trop rigides, trop évocatrices de la royauté. Elles sont issues de l’antiquité gréco-romaine qui a inspiré tous les arts et n’ont guère varié ensuite.

Dans l’architecture, la symétrie classique va pouvoir être brisée par l’ajout d’une tour et la couleur va pouvoir s’épanouir sur les briques apparentes, les balcons, les bois découpés ou les céramiques comme on le voit sur Teresa.

La grosse tour-belvédère carrée de Teresa, comme celle plus petite de Faust, créent une forte dissymétrie qu’on n’aurait pas envisagée les siècles précédents.

  • La découverte de la subjectivité, l’attention portée au « moi », à la sensibilité, aux sentiments vont entrainer celle de l’éclectisme. Cette théorie qui reconnaît à chacun le droit de choisir ce qui est bien pour lui, permet un essor prodigieux de la recherche architecturale et favorise la diversité et la réalisation du rêve de chacun.

La construction, au milieu de villas colorées, de quelques pavillons nobles blancs et symétriques comme Castellamare sera la conséquence de cette liberté nouvelle.

Castellamare

La présence de Castellamare en face de Teresa ne nous choque pas, bien que leurs styles soient totalement opposés. C’est la qualité de chacune de ces deux villas qui les réunit, l’éclectisme du 19ème siècle nous a conquis et nous fait ressentir l’environnement très varié donc propice au rêve que constituait, entre autres, l’ensemble de la Ville d’Hiver ou celui du front de mer.

  • La redécouverte du Moyen Âge :

L’intérêt pour l’Histoire s’accompagne du développement de l’Histoire de l’art et d’une redécouverte du Moyen Age avec les nombreuses légendes et contes qui s’y déroulent.

A Arcachon, les chalets de années 1860 se transforment progressivement en petits châteaux suscitant le rêve par des tourelles sur Faust et beaucoup d’autres, permettant de se prendre pour une gente dame qui attend son vaillant chevalier.

La vue d’une tour peut aussi provoquer inconsciemment la crainte ancestrale de voir surgir un seigneur qui, comme Barbe Bleue, a tous les droits, enlève, pille, etc.

La Roche aux Mouettes, allée Stora

Anne, ma sœur Anne, . . .

On voit apparaître des pans de bois, des vitraux, des charpentes apparentes et de nombreuses formes médiévales comme des pignons à redents sur Faust ou Giroflé, une gargouille sur Giroflé, des noms de villas comme Esmeralda, l’héroïne du roman Notre Dame de Paris ou La Walkyrie, allusion aux fières guerrières des légendes nordiques.

Que peut-on imaginer de mieux pour frémir et rêver ?

La gargouille de Giroflé

Entendez-vous le cri de la bête sauvage? ou pensez-vous à Esmeralda et Quasimodo?

  • L’importance de la Nature : la nature est multiforme dans le romantisme. Elle est sublime lorsqu’on évoque la force des éléments et les émotions qu’elle déclenche chez nous, rappelons-nous Oceano Nox, le poème de Victor Hugo.

Elle peut être source de méditation, de repos, on y oublie alors les soucis de la vie urbaine, de la vie mondaine. Comme un miroir, elle permet un retour sur soi.

Elle peut aussi être inquiétante et susciter l’imaginaire, le rêve dans les multiples jardins anglais qui entouraient les villas d’Arcachon. Beaucoup avaient leur grotte de laquelle on s’attendait à voir sortir un elfe ou un être plus inquiétant. Leur puissance émotionnelle est utilisée dans les jardins depuis l’antiquité.

La grotte de la villa Saint Arnaud (photo J. Bertin-Mahieux)

A Arcachon, la nature était aussi associée à la santé, les messages du corps médical sur les effluves marines et la senteur balsamique des pins étaient abondamment repris par la communication des Pereire. Ce n’était pas seulement de la publicité, les activités en forêt étaient nombreuses et les recommandations médicales intégraient le rôle de la végétation.

A une époque où la tuberculose et les maladies contagieuses touchaient plus ou moins toutes les classes de la société, la santé était pour certains un sujet de rêve.

La clientèle de la Ville d’Hiver, compte tenu de son niveau social, était certainement bien informée sur la tuberculose, elle savait donc que les classes sociales les plus aisées couraient nettement moins de risques que les autres. Les statistiques montraient par ailleurs que les Arcachonnais étaient sensiblement moins touchés par la maladie que la moyenne de la population française.

La peur de la contagion aurait pu réduire à néant le rêve pittoresque des bien-portants et les faire fuir, cela n’a pas du tout été le cas à Arcachon. Les frères Pereire ont admirablement su mettre en avant la complémentarité du bon air de la forêt et celui de la mer, utilisant très adroitement la vigueur et le nombre d’enfants des marins et des résiniers. Ils ont bénéficié jusqu’en 1882 des derniers doutes sur le caractère contagieux, soupçonné cependant depuis l’Antiquité, de la tuberculose.

L’importance du moral du malade sur sa possibilité de guérison, déjà largement développée à l’époque par les médecins, a certainement joué un rôle important après cette date. On disait alors que la variété du paysage, de l’architecture, les distractions diverses et les fêtes étaient importantes pour les malades.

La Ville d’Hiver, avec les courbes de ses rues, sa végétation, ses villas pittoresques, était certainement tout à fait remarquable à ce sujet. Le Parc Mauresque, décrit en 1863 comme un jardin « éclatant d’arbustes et de gazons verts avec des grottes moussues, des rochers énormes et des cascades étincelantes », et les fêtes qui y étaient organisées le soir grâce à l’éclairage au gaz créaient certainement une ambiance féérique.

Où sont les cascades étincelantes du Parc Mauresque? restées à l’état de projet ? détruites ?

Nous n’en connaissons aucune photo

En Ville d’Hiver, pour une clientèle nourrie de romantisme, tout était propice à la méditation, au rêve.

Dans la prochaine chronique, nous étudierons les autres thèmes particulièrement propices au rêve au 19ème siècle.

Francis Hannoyer

Le secret des frères Pereire 3
Étiqueté avec :