Ce paysage est l’un des plus connus d’Arcachon. C’est celui que contemplent ceux qui descendent de l’église Notre-Dame des Passes pour se diriger vers la jetée du Moulleau. Il contribue d’ailleurs au grand nombre de mariages célébrés dans l’église. C’est surtout l’un des derniers points de vue élevés et accessibles au public qui permette de voir un paysage agréable. Pourtant, ceux qui ont essayé de le photographier sont souvent déçus du résultat, un beau paysage ne donne pas toujours une belle photo ou une belle carte-postale. Bien sûr, une photo ne rend jamais la richesse d’un paysage car celui-ci est principalement le fruit de la vue, mais aussi celle de l’ouïe et de l’odorat. Est-ce la seule raison de cette déception ?
Essayons d’analyser ce paysage. Le premier plan est digne d’une carte-postale avec, en partie haute, la silhouette des pins se détachant sur le ciel, c’est le côté Nature. En partie basse, la statue de la vierge accentue la symétrie du paysage urbain. L’ensemble correspond bien à l’image d’Arcachon : la ville sous les pins. Cependant la photo n’est que moyenne car la vue sur la mer est malheureusement cachée par de gros immeubles. Certains, qui ne sont pas masqués par les arbres, apparaissent discordants avec les toits voisins. Ce paysage serait nettement plus beau si on voyait le Bassin et la presqu’ile du Cap-Ferret au dessus du toit de villas, au minimum entre les villas. C’est la raison pour laquelle l’ASSA prône depuis 35 ans dans ses statuts « la discontinuité de l’habitat bâti, notamment en bordure de mer » et s’oppose aux immeubles qui masqueraient la vue.
Comment expliquer alors le succès de ce point de vue ? La réponse tient à la façon dont nous regardons ce paysage. En descendant de Notre Dame des Passes, la plupart d’entre nous vont voir d’abord le premier plan et l’admirer. Puis nous allons éliminer, dans une certaine limite, les zones déplaisantes et cette capacité de notre cerveau est la première explication que nous cherchions. Nous allons ensuite essayer d’organiser le second plan qui est en désordre, et d’y repérer les lignes qui le structurent. Notre regard va y trouver avec plaisir une composition en triangle et se concentrer sur cette partie du paysage. Ce plaisir est attribué à notre héritage gréco-romain, renouvelé à la Renaissance par la découverte de la perspective monofocale. Cette disposition en triangle, bien connue des peintres, a été utilisée à de multiples reprises, en particulier pour augmenter le sentiment de profondeur. Il est bien net dans ce paysage.
Au sommet du triangle vers lequel notre regard va être dirigé, nous allons découvrir à l’arrière-plan, se détachant sur le ciel, le phare du Cap-Ferret. Cette vision va déclencher chez nous plus ou moins consciemment des émotions, des souvenirs, des rêves.
Le phare, c’est en effet, pour chacun de nous, un lien vers de multiples références qui nous appartiennent
personnellement ou qui font partie de notre culture commune. Il faut se rappeler que la mer était vue autrefois comme un univers hostile peuplé de monstres, quand ce n’était pas le domaine de Satan. Cette image ne disparut vraiment qu’au 18ème siècle et elle a laissé des traces dans notre culture avec des images très fortes de tempêtes et de naufrages.
Les Arcachonnais vont sans doute penser au « Grand Malheur », la tempête qui rendit les Passes du Bassin d’Arcachon infranchissables et qui provoqua en 1836 la mort de 78 pêcheurs en une seule nuit. Nous nous souviendrons tous sans doute de tableaux, de films, des péripéties d’Ulysse revenant de Troie, peut-être d’Oceano nox, le poème de Victor Hugo appris à l’école. Le phare, c’est aussi l’évocation des voyages, l’envie de prendre un bateau, de traverser ou de partir, l’évasion et tout ce qu’elle recouvre.
La vision du phare et les émotions qui y sont attachées vont donc grossir inconsciemment la taille du phare et donner plus de contenu à un paysage qui sinon serait seulement plaisant. Cette première exploration effectuée, notre œil va généralement parcourir à nouveau le paysage selon nos goûts personnels, mais c’est la première impression qui est la plus importante.
Il est important de s’en souvenir : l’esprit humain ne photographie pas le paysage, il le rêve. Nous n’avons pas à Arcachon de sublimes paysages avec des rochers découpés à l’assaut desquels se brisent à grand fracas des vagues gigantesques. Nos paysages sont plus doux, délicatement pittoresques, mais peuvent quand même susciter l’émotion. L’essence même d’Arcachon, c’est sa capacité à susciter le rêve. Si nous voulons préserver l’attraction de notre station, et donc son avenir économique, évitons tout ce qui pourrait nuire à ce rêve, et en particulier les immeubles susceptibles de masquer le rivage et la ligne d’horizon.
Francis Hannoyer